Les coulisses
Quand je relis une de mes chroniques écrites alors que je n’étais qu’une jeune étudiante étrangère, j’y retrouve toute sorte d’émotions liées à cette condition si particulière : la solitude, les chocs culturels, l’anxiété de prouver que l’on est capable de contribuer, que l’on mérite la confiance que l’on nous accorde. Mais, aujourd’hui, avec le recul de l’étrangère devenue partie intégrante d’une communauté, la question qui s’impose à moi est celle-ci : comment la greffe s’est-elle réellement opérée? Je me rends alors compte que j’ai encore beaucoup à écrire, car je n’ai toujours pas suffisamment exploré les coulisses de mon aventure. Et quoi de plus normal? Je la vis encore cette aventure… Alors, je suis très loin d’avoir fini, dans mes textes, d’aller à la rencontre de tous ces êtres qui contribuent, au quotidien, à faire de nous qui nous sommes avec, parsemés ici et là sur le chemin, un mot, un geste, une présence. Ces êtres qui se mobilisent pour les autres, au moment et à l’endroit précis où la communauté en a le plus besoin.
Sur un campus universitaire, nous les rencontrons un peu partout, tous les jours et, souvent, nous les prenons pour acquis. C’est ainsi, l’humain ne parle surtout que des trains qui arrivent en retard. Un train qui arrive à l’heure? C’est normal. Mais en réalité, non, ce n’est pas normal. Je veux dire, ce n’est pas naturel. C’est un choix. Il y a quelqu’un quelque part qui s’est levé autour de quatre heures trente du matin pour que le train arrive à l’heure à sept heures. Cela lui a demandé un effort et il y a donc un coût rattaché à cela. Et, surtout, il n’est pas seul : il y a toute une équipe derrière qui s’est levée aussi tôt, ou encore plus tôt. Construisons des avions et formons uniquement des pilotes. Il n’y aura personne pour les applaudir à l’atterrissage, ces pilotes, car il n’y a pas eu de décollage : l’équipe qui l’organise est absente.
Alors, aujourd’hui, je veux prendre un moment, pour parler de toutes ces personnes, au sein de notre syndicat du SPPEUQAM, qui se lèvent aux aurores pour contribuer à notre communauté. Cette équipe syndicale qui s’active tous les jours autour de son pilote, qui organise le décollage lorsque nous nous préparons à négocier une nouvelle convention collective, qui maintient les membres soudés et qui veille au respect de leurs droits lorsque nous sommes en rythme de croisière, et qui les mobilise avec art lorsque nous sommes prêtes et prêts pour l’atterrissage.
Ces derniers mois surtout ont été particulièrement intenses pour notre syndicat. Il a dû brandir une menace de grève générale illimitée pour rappeler à l’employeur la place primordiale que ses membres occupent au sein de notre université. L’objectif d’une « menace de grève » est d’être suffisamment crédible pour ne pas avoir à déclencher la grève elle-même. Il fallait pouvoir montrer notre crédibilité à l’employeur. Et nous étions prêtes et prêts grâce à l’incroyable énergie déployée par l’équipe de la mobilisation. Nous étions prêtes et prêts grâce aux efforts déployés par l’équipe des communications. Nous étions prêtes et prêts grâce au soutien de l’équipe qui gère les relations de travail et qui répondait à nos nombreuses questions durant cette grande période d’incertitude. Nous étions prêtes et prêts grâce aux efforts de tous les comités et représentantes, représentants qui composent l’équipe syndicale. Nous étions tellement prêtes et prêts que nous ne croyions plus à un accord possible. Nous étions soudé-e-s, prêt-e-s et uni-e-s et l’employeur n’eut d’autre choix que d’effectuer ce qu’il aurait dû réaliser depuis une année, à savoir nous aborder comme faisant partie d’une équipe, d’une communauté. Et négocier avec nous.
Sur un campus universitaire, aucune unité ne peut décoller, ni atterrir, correctement, sans tous ces êtres qui s’activent en coulisses pour que l’organisation rayonne. Une institution publique n’est pas une entreprise privée. À chaque fois que nous l’oublierons, le milieu universitaire vivra des revers de plus en plus alarmants. Dans Le Devoir de ce 19 avril 2022, à travers la chronique de Pierre Trudel intitulée « L’université stratégique », nous pouvons observer, dans la débâcle financière subie par l’Université Laurentienne, une excellente illustration de ce qui se produit lorsque les artisans d’une institution sont exclus des processus décisionnels fondamentaux.
Personnellement, s’il ne s’agissait que de rechercher une paie pour couvrir mes dépenses, j’aurai pu obtenir financièrement plus ailleurs, j’en ai les compétences. J’aurai pu rechercher un poste où je suis certes facilement remplaçable pour l’entreprise, mais où celle-ci l’est également facilement pour moi, au cas où l’on m’offrirait un salaire plus élevé ailleurs. Mais ce n’est pas le cas. L’immigrante que je suis est devenue enseignante dans des institutions publiques, car elle est à la recherche d’une communauté.
Merci à vous de faire partie de ma communauté.
Ndack Kane
Membre du Conseil d’administration et du Comité exécutif de l’UQAM