Humeur exécutive

Étudier à l’UQAM en 2020
L’alarme du téléphone sonne. Sébastien l’éteint et vérifie la date. L’écran indique « Jeudi 12 mars 2020 ». Sébastien se lève lentement et se prépare. Trente minutes plus tard, il enfile déjà ses bottes, ferme son manteau et court vers l’arrêt de l’autobus. Celui-ci est mieux d’être à l’heure, autrement il va manquer le début de son cours. Il aurait dû quitter plus tôt, mais il est tellement peu motivé ses derniers temps. Il faut aussi dire qu’il est très fatigué. La flexibilité des horaires à son travail lui permet d’offrir ses services presque à temps plein, en dehors de ses heures de cours. Il se penche sur ses travaux durant ce qui aurait dû être son temps de loisir, mange ce qui est à portée de main durant ses pauses et dort quand il peut.

Il n’avait jamais pensé qu’il se sentirait déjà un peu vieux et fatigué avant ses vingt-cinq ans. Pourtant, il achève son baccalauréat avec fierté. Contrairement à Christian, son aîné de dix ans, qui a encore des dettes d’études à rembourser, Sébastien en a très peu et a accumulé suffisamment d’expérience de travail et de compétences diverses pour attirer l’attention des entreprises les plus réputées. Mais alors pourquoi ce sentiment de pesanteur? De lourdeur? Il devrait se sentir léger. Cependant, il se sent plutôt proche de ses oncles dans la quarantaine qui parlent de sentiment d’être en cage et qui rêvent de liberté…

Une chance, l’autobus est arrivé à l’heure. Il prend place, ajuste ses écouteurs et augmente la musique qui émane de son téléphone. Peut-être est-il entré dans la vie active trop tôt? Il en avait les compétences et la possibilité, alors cela aurait été fou de ne pas profiter de l’opportunité offerte par sa firme actuelle… Mais est-ce parce qu’une opportunité se présente qu’il faut absolument la saisir? Sébastien ne sait plus.

Au secondaire, il avait tellement hâte d’arriver à l’université! Entrer dans le monde adulte, être autonome, avoir la liberté de gérer son horaire, faire de nouvelles rencontres, vivre de nouvelles expériences, réaliser des voyages exaltants… Et Christian qui a été un si bon conteur de cette vie qui était censée l’attendre. Les cinq à sept qui débutaient dès jeudi, les réunions qui s’improvisaient pour se tenir au courant des activités syndicales, les nuits blanches passées à faire la fête… Christian, alors inscrit au premier cycle, semblait décidé à ne pas en manquer une miette. Puis, rendu à la maîtrise, il contait à son jeune frère toutes sortes d’anecdotes qui se passaient durant les activités organisées par l’asso étudiante, ou durant les soupers de Noël où se mêlaient étudiants, chargés de cours, professeurs et employés administratifs… Il avait rêvé de tout ça…

C’est le moment de s’engouffrer dans la station de métro pour se rendre à Berri-Uqam. C’est vraiment son jour de chance. Tout comme l’autobus, le métro n’a pas tardé pas à arriver. Sébastien s’agrippe fermement à la barre face à lui et replonge dans ses pensées. Il n’est pas certain de faire la maîtrise. Il n’en a pas besoin pour le moment pour travailler dans son domaine. Des examens spécialisés à passer, au fur et mesure de son avancement, suffiront. Bien sûr, il ne s’attend pas à trouver facilement un poste permanent. Les entreprises se restructurent, se désintègrent et se régénèrent à un tel rythme depuis dix ans qu’il est difficile, voire risqué, de développer un sentiment d’appartenance en leur sein. Mais il n’est pas sûr de vouloir s’enraciner quelque part non plus, un peu comme si cela accentuerait le sentiment d’enfermement qu’il ressent déjà. Il s’est fait à l’idée d’une certaine précarité, somme toute relative, car les opportunités sont là. Il sera toujours un élément utile à une entreprise quelconque… Mais pour construire quelle existence?

Il est 9 h 25 quand il arrive enfin sur le campus. C’est parfait, il ne sera pas en retard. Il presse le pas. Arrivé en classe, il prend place, comme d’habitude, au fond de la salle et se concentre sur ce que dit la prof. C’est spécial, elle n’a pas son sourire habituel. Il est vrai que l’atmosphère ne s’y prête pas depuis quelques semaines, à cause de l’actualité. Les médias parlent d’une épidémie qui sévit en Asie et qui s’est propagée en Europe, mais Sébastien a pris l’habitude de ne pas trop intégrer le flot continu d’informations qui défilent sur son téléphone. Il tente autant que possible de se détacher de tout ce qui n’allège pas la pesanteur qu’il ressent déjà.

La prof leur annonce qu’elle a changé la programmation de la séance. Elle pense qu’il y a des chances pour que les universités ferment à cause de l’épidémie et que l’on ne se revoit pas en classe la semaine suivante. Elle souhaite alors passer plus de temps, aujourd’hui, sur un chapitre plus difficile et contenant beaucoup d’analyse graphique, pour profiter de la présence du tableau… Sébastien ne comprend pas. Fermer l’université? Apparemment, c’est ainsi que cela se passe dans plusieurs pays d’Asie et les Européens suivraient déjà…

Le cours commence. Soudain, la prof éternue et certains étudiants assis au premier rang sursautent aussitôt. Sébastien observe ces jeunes avec qui il se retrouve dans cette salle, à cette heure, chaque semaine, depuis le mois de janvier et il lui semble les voir pour la première fois. « Qu’est-ce qui nous lie les uns aux autres? », se demande-t-il. Il les observe encore plus intensément. Un sourire s’esquisse sur leurs lèvres, mais ils cachent mal la lueur d’anxiété qui voile leurs regards depuis que la prof a éternué.

Sébastien n’écoute plus la prof. Il se rend compte qu’il connaît si peu ses personnes censées être ses camarades de promotion. Au final, ses longues heures au travail lui ont coûté sa vie étudiante. Le silence qui s’installe généralement chez la majorité d’entre eux, durant la pause du cours, semble indiquer qu’il ne doit pas être le seul à avoir payé ce prix. Et voici là où ils en sont aujourd’hui, purs produits d’une société efficace, performante, agile, qui maîtrise avec grand art la production juste à temps… Mais il se passera quoi lorsqu’un caillou plus gros que prévu s’engouffrera dans les rouages de la mécanique?

C’est l’heure de la pause. Sébastien vit avec une certaine hypersensibilité et aujourd’hui, l’atmosphère sur le campus lui semble trop lourde. Il range toutes ses affaires et sort de la salle. Il a subitement un besoin vital d’espace et d’air. Tant pis pour le cours, il se débrouillera avec le manuel, et les notes et documents disponibles sur Moodle. Dehors, ses doigts le démangent, il finit par sortir son téléphone pour lire les nouvelles sur l’épidémie. Il découvre qu’elle a été finalement classée au rang de pandémie. La principale mesure prise par les États serait le confinement. Il eut un sourire las. C’est le bon mot. Son âme se sent confinée depuis si longtemps. Maintenant c’est son corps qui risque de l’être. La totale.

Il continue sa lecture, tombe sur des témoignages d’internautes européens. Cours à distance, télétravail, fermeture des salles de sport, des bars, des restaurants, des parcs… Il range son téléphone et hèle un taxi. Celui-ci le dépose au pied du Mont-Royal. Sébastien commence à marcher en se concentrant sur sa respiration. Il avance, dans le froid, à grandes enjambées, en bifurquant au bon moment vers les raccourcis qui permettent de grimper au sommet, en habitué des lieux. Il se retourne soudain. La ville se déroule tout en bas, s’étalant sous son regard. Dès demain, peut-être, toutes ces rues seront vidées de leurs âmes.

Sébastien voudrait pousser un grand cri, un cri instinctuel, un cri qui serait décrit, avec mépris, comme sauvage. Un cri humain comme celui que l’on pousse à la naissance. Mais le cri ne sort pas. Sébastien se retient. En homme civilisé. En homme moderne. En homme mécanique.

 

Ndack Kane

Représentante des chargées, chargés de cours au Conseil d’administration de l’UQAM
Membre du Comité exécutif du Conseil d’administration de l’UQAM