Chronique de notre représentante au CA de l’UQAM

Un acquis n’est jamais totalement acquis

Je suis originaire du Sénégal, un grand pays de par son ouverture au monde, mais encore pauvre économiquement. Et je suis arrivée au Québec avec une grande soif de connaissance sur les facteurs qui déterminent l’évolution d’un pays vers une société libre et prospère. Ma principale question était la suivante : comment les pays, dits développés, sont-ils arrivés à s’extirper de la pauvreté?

Robert Lucas, récipiendaire du Prix Nobel d’économie, publiait en 1990 un article de recherche où il se demandait pourquoi, à la fin du 20e siècle, le capital financier n’était toujours pas investi majoritairement dans les pays pauvres où son rendement était le plus élevé. Les chercheurs, qui ont travaillé sur ce que l’on appelle aujourd’hui « le Paradoxe de Lucas », ont démontré que cela était dû au fait que les moteurs du développement étaient multiples et inter-reliés. Ainsi, si vous achetez par exemple des machines (donc du capital physique) avec vos fonds, mais que vos travailleurs ne sont pas en bonne santé et n’ont pas été formés à l’utilisation de ces machines (pas d’investissement en capital humain), vous n’aurez pas la croissance économique voulue. Autrement dit, vous pourriez recevoir des niveaux astronomiques de capital financier, si vous n’investissez pas dans votre ressource humaine, ces montants serviront à la consommation pure et instantanée et non à l’investissement pour le futur de la société. Et vous resterez prisonnier de la trappe à pauvreté.

Les pays occidentaux ont eux-mêmes évolué ainsi, en investissant de plus en plus, au fil des avancées sociales, dans le capital humain de leur population, c’est-à-dire principalement en santé et en éducation. Aujourd’hui, tous les pays qui ont réussi à émerger économiquement et à se hisser au rang des Nouveaux Pays Industrialisés (NPI), ont suivi massivement cette trajectoire.

Cette pandémie, que nous subissons depuis maintenant plus d’une année, nous a montré combien les pays occidentaux, dont nous faisons partie, ont d’une certaine façon majoritairement dormi sur leurs lauriers, en ce qui concerne la capacité de prendre soin en temps de crise. Nos systèmes de santé ont des équipements à la fine pointe de la technologie pour réaliser des performances spectaculaires. Mais, quand il a fallu gérer le quotidien en temps de crise, nous avons manqué de ressource humaine qualifiée au niveau des soins. Et ce n’était pas à cause de la mauvaise volonté des acteurs sur le terrain, comme cela a pu parfois être sous-entendu. Bien au contraire, nos infirmières sont à remercier du fond du cœur, et rien d’autre.

Pour comprendre, il faudrait plutôt se rappeler que l’humain a tendance à ne se préoccuper de sa santé que lorsqu’il tombe malade. Et c’est donc de la responsabilité de l’administration publique d’être prévoyant et de s’assurer que nous valorisons significativement les efforts de tous ceux qui sont à la base de notre bien-être collectif.

Or, l’éducation est l’autre composante du capital humain qui peut être sous-estimé au niveau de l’individu. Et un sous-investissement collectif dans une éducation de qualité a des conséquences désastreuses pour l’ensemble de la société si l’administration publique n’intervient pas pour la valoriser comme il se doit. Oui, il faut investir dans la recherche et dans l’innovation. Mais, tout comme pour la machine inutilisable par le travailleur du pays pauvre non qualifié, une innovation pas ou mal transmise à une population d’un pays avancé n’aura que peu d’utilité sur son bien-être. Vu l’environnement technologique complexe dans lequel il se trouve, le défi du pays avancé est souvent non plus de faire vite, mais plutôt de faire bien. C’est là que le rôle de transmission des savoirs de l’enseignante, enseignant devient crucial. Dans les échanges sur le sujet avec des collègues chargées, chargés de cours de mon département, voici ce que l’un d’eux, Pascal Bédard, écrivit :

« L’éducation ne peut se résumer à simplement permettre à tout un chacun d’obtenir un diplôme. Il s’agit surtout de bien s’assurer que ces diplômes sont associés à un véritable capital humain de qualité. En effet, lorsque le capital humain acquis est de faible qualité, les effets se font sentir négativement et fortement sur l’ensemble de la société et à long terme. Des chercheurs ont démontré que les petits groupes aident énormément dans la qualité de l’enseignement et de l’expérience d’apprentissage, mais plusieurs autres variables jouent un rôle, dont la capacité à offrir aux élèves et étudiants une bonne enseignante / bon enseignant.

Les effets d’une bonne enseignante / bon enseignant et d’un bon système d’éducation sont multiples. En voici une liste non exhaustive : hausse des revenus à vie des élèves et des étudiants; hausse du niveau de vie moyen dans l’économie à long terme; baisse des taux de criminalité; une meilleure qualité de l’ensemble des institutions et des normes de la démocratie et de l’État de droit; une meilleure santé physique, mentale et émotionnelle de la population.

Il est estimé qu’une bonne enseignante / un bon enseignant, pour un groupe de 20 jeunes élèves, a une « valeur économique » de 400 000 $ par année. Mais ce chiffre est une borne inférieure, puisque ceci ne tient pas compte des autres effets mentionnés ci-haut.

Tout comme le système de santé, le système d’éducation est un pilier majeur d’une société libre, démocratique, prospère, paisible, saine et en évolution. »

Voilà pourquoi je suis devenue enseignante. Voilà pourquoi je pense que mon métier doit être valorisé partout : dans les pays pauvres économiquement comme le Sénégal, dans les pays émergents qui souhaitent atteindre une saine évolution, comme dans les pays avancés qui souhaitent le demeurer. Pour dire que nous ne sommes pas en reste au Québec. Gare à nous, car un acquis n’est jamais totalement acquis, pour paraphraser Simone de Beauvoir.

Ndack Kane
Chargée de cours en Sciences économiques