Chronique de notre représentante au CA de l’UQAM

Virage numérique

Depuis le début des années 2000, nous entendons parler régulièrement du virage numérique dans plusieurs secteurs d’activités économiques. Cependant, la santé et l’éducation restaient deux grands secteurs où il était moins visible, les relations patient-médecin et élève-enseignant devant garder leur humanité le plus possible. Nous savions que ces secteurs devraient emprunter un jour le virage, mais nous ne savions pas quand, comment, avec quelle intensité et à quel rythme. On peut voir et écouter cette chronique par ce lien sur YouTube.

Il y a deux ans, je n’aurai jamais imaginé que je ferai partie de la génération d’enseignants qui pourraient débuter massivement cette transition. Je voyais des cours hybrides (une alternance hebdomadaire de cours à distance et en présentiel) se donner ici et là dans les universités, mais de façon très expérimentale. Puis, la pandémie nous a plongés brusquement dans le virage en 2020, année marquante durant laquelle les universités ont investi massivement en équipement technologique. Ainsi, dès cette session d’été, des cours seront offerts dans plusieurs d’entre elles sous le format comodal (dit également « hybride flexible » ou « HyFlex » en anglais) par des enseignants sur une base volontaire. L’expérimentation se poursuit donc, cette fois à une échelle beaucoup plus grande. Dans certaines universités, nombre de cours basculeront sous format hybride dès l’automne prochain. Cependant, ces mesures ne seront pas toutes temporaires.

Bien avant la pandémie, la population étudiante devenait déjà de plus en plus hétérogène. Je me souviens de discussions avec des collègues sur la disparition lente de ce que nous appelions « la vie étudiante ». Nos jeunes travaillaient de plus en plus pendant leurs études, car les entreprises leur demandaient de plus en plus de diversifier leurs compétences et de renforcer leur adaptabilité. Les universités faisaient alors face à un défi concernant leur identité et devaient penser, elles aussi, à diversifier leur offre de services. C’est ainsi que la recherche se pencha plus excessivement sur le sujet, et notamment sur l’enseignement en comodal.

Dans une étude intitulée « La perspective étudiante sur la formation comodale, ou hybride flexible » et publiée en 2019, Julien Gobeil-Proulx définit ce mode d’enseignement de la façon suivante : « un cours offert sous le format comodal, ou HyFlex, peut être suivi en présentiel ou à distance par les étudiants, ce qui leur permet de choisir hebdomadairement le mode qui leur convient le mieux. » L’auteur a proposé « un questionnaire à tous les étudiants inscrits dans 9 cours comodaux offerts dans 4 facultés différentes d’une université canadienne; 311 étudiants y ont répondu volontairement. » Les résultats de son analyse sont principalement les suivants : « le format comodal est grandement apprécié par les étudiants; les étudiants choisissent majoritairement la formation à distance; les étudiants tendent à se familiariser avec un mode et à le garder tout au long de la session. » L’auteur présente également les limites de son étude et la nécessité d’en réaliser d’autres sur le sujet.

En tant qu’enseignante, mon attention a été attirée par le commentaire d’un étudiant concernant la pédagogie de l’enseignement comodal dans cette étude. Je cite : « Ma seule suggestion serait d’améliorer l’interaction entre la classe virtuelle et la classe présente au cours. C’est-à-dire que souvent, des interactions sont faites en classe et les gens qui sont en classe virtuelle ne peuvent y participer ou simplement entendre les discussions entre le professeur et les élèves présents en classe. »

C’est là que nous entrevoyons la nécessité de penser également ce mode de formation du point de vue de l’enseignant. À noter que l’étude porte sur des étudiants du premier cycle. Or, depuis l’école primaire où ils apprennent à s’épanouir dans la socialisation, les jeunes qui entrent à l’université ont encore ce besoin très humain d’évoluer avec le groupe de manière inclusive. Cela pourrait être différent au niveau des cycles supérieurs ou pour un professionnel qui revient aux études. Mais, au premier cycle surtout, les enseignants ne sont pas de simples facilitateurs dans la présentation des savoirs : ils sont dans la transmission.

Or, la transmission est, d’abord et avant tout, une fonction sociale.

Le ministère de l’Éducation supérieure, les directions des collèges et des universités, et le corps enseignant, sont collectivement responsables de l’éducation de ces jeunes. La pandémie nous a plongé dans le virage numérique, mais nous avons encore le contrôle sur la façon, l’intensité ainsi que le rythme auxquels nous y naviguons. C’est à nous de définir les conditions sous lesquelles émergera la nouvelle identité de nos universités et, surtout, selon nos propres valeurs. Nous ne devrions pas simplement nous contenter d’offrir à nos jeunes ce que leur demandent nos entreprises. Sur le plan humain, il est de notre devoir de leur offrir au moins ce que nous avons reçu, à défaut de faire mieux.

Ndack Kane
Chargée de cours au Département des sciences économiques