Humeur exécutive : Une rentrée en présentiel pas comme les autres

J’ai mon masque rattaché à un cordon autour du cou. J’ai avec moi ma passe sanitaire, ma passe d’autobus, mes clés de bureau. Mon laptop est logé dans mon sac à dos. Je suis prête! Je me rends sur le campus universitaire pour la première fois en dix-huit mois.

Oh, il ne faut pas que j’oublie mon téléphone cellulaire. Il est rustique, de troisième génération, ne reçoit ni photo, ni vidéo dans la messagerie mais peut être utile en cas d’urgence. Je l’avais rechargé la veille au soir. En le débranchant, je trouve par hasard un texto de ma voisine. Comme d’habitude, je ne réponds pas. Elle est en télétravail juste à côté, alors je toque plutôt à sa porte. Je préfère la conversation au texto. Mais elle est occupée au téléphone pour le travail. Je me mets alors en chemin et, arrivée à l’arrêt d’autobus, je l’appelle avec le cellulaire. Elle est disponible et décroche. Nous causons et, après quelques minutes, le bus arrive.

Je monte et dépose ma passe sur le lecteur de cartes tout en continuant d’écouter ma voisine. Le chauffeur m’observe avec un drôle de sourire. Je vais m’assoir sur une des banquettes latérales. En face de moi, une vieille dame aux cheveux grisonnants pose sur moi un long regard persistant, sans battre des cils une seule fois. Soudain, j’allume et dit à ma voisine : « Je suis tellement occupée à te parler que je n’ai pas mis mon masque! » Celui-ci, un couvre-visage rose pâle comme mon chandail, cesse alors d’être un accessoire de mode pour assurer sa fonction de réduction de propagation de virus. La vieille dame sourit et détourne enfin son regard, soulagée.

Nous arrivons à la station de métro. C’est l’heure de pointe. Tout comme dans l’autobus, il est souvent difficile d’être à plus de dix centimètres les uns des autres. Je débarque à Berri-UQAM. Nous sommes le premier septembre, je devrai en profiter pour acheter la passe d’autobus du mois, avec le retour en présentiel. J’entame le processus sur un chargeur automatique. Au moment de payer, je ne retrouve pas ma carte de crédit… J’ai laissé mon porte-monnaie dans la petite sacoche que j’ai porté régulièrement sur moi, ces dix-huit derniers mois, pour faire mes courses dans le quartier! Je savais que j’allais oublier quelque chose.

Je me dirige ensuite vers l’entrée de l’UQAM. Un agent de sécurité me fait un signe : « Madame, vous devez désinfecter vos mains ici. » Je m’exécute. « Retirez votre couvre-visage et mettez un masque de procédure disponible ici. » Je m’exécute. Je suis maintenant autorisée à avancer plus loin. Sur le sol, des flèches indiquent le passage à respecter pour me rendre vers le bâtiment de mon département.

J’attends impatiemment l’ascenseur, entourée d’employés travaillant, d’après leur conversation, au niveau du registrariat. L’ascenseur arrive enfin, ses portes s’ouvrent. L’un des employés demande : « Au fait, nous sommes sensés être combien à l’intérieur d’un ascenseur? » Je me permets de répondre : « Habituellement, c’est indiqué qu’il faut un maximum de deux personnes ou une famille. Mais nous sommes sur un campus universitaire et bientôt je serai en salle de cours avec près de soixante quinze étudiants assis côte à côte… Donc, à mon avis, nous pouvons tous partager l’ascenseur! » Ils se mettent à rire, me confient qu’ils appréhendent l’arrivée des milliers d’étudiants sur le campus la semaine suivante. Je compatis et recommande d’aborder les défis un jour à la fois. « À chaque jour suffit sa peine », dit le dicton.

Et me voici au cinquième étage, au département des sciences économiques. Je me dirige d’abord au secrétariat pour y retrouver des visages familiers. Dès l’entrée, une vitre en plexiglass fait écran sur le bureau réservé à l’accueil. Mon cœur se serre un peu. Mais tout de suite après, les visages apparaissent, enfin. Nos retrouvailles se font sans grandes effusions extérieures, en gardant nos distances. Mais, à l’intérieur, je rayonne. Derrière mon masque, je souris, je taquine, je plaisante, j’éclate de rires!

Arrivée au bureau des chargés de cours, je m’installe sur un des bureaux. Il est couvert d’une fine couche de poussière qui s’étale de manière parfaitement homogène, sans une seule trace qui l’altère. La salle ressemble à une place abandonnée, désertée. Elle l’est.

J’ouvre mon laptop. Il tente de se connecter au réseau sans fil du campus. Il n’y arrive pas. C’est vrai, j’ai changé d’appareil. Il faudra connecter celui-ci au réseau mais je n’ai plus aucun souvenir de la manière dont cela se fait. J’ai l’impression que c’était dans une autre vie.

Je me rends dans la salle des ordinateurs. Même constat d’abandon. Je m’assois face à l’un des moniteurs. Il met du temps à ouvrir mon compte d’utilisateur et entame des mises à jour… Je jette un coup d’œil dans le tiroir dédié au courrier interne et y trouve le calendrier plastifié de la session d’automne 2020 que je ne suis jamais venue chercher.

Je récupère celui de la session d’automne 2021. La semaine prochaine, je serai à nouveau dans une salle de classe physique avec des étudiants. Ils auront un masque, je serai à deux mètres de distance d’eux au moins mais… Ils verront mon sourire, je pourrai plaisanter, je pourrai rire et je pourrai entendre à nouveau leurs éclats de rire, ressentir leur enthousiasme. Je pourrai voir des sourcils se froncer d’incompréhension, des regards s’agrandir d’étonnement, des mains se lever pour commenter, poser des questions, partager une expérience, échanger… Enfin!

Bien sûr la pandémie est maintenant devenue une endémie. Bien sûr qu’après Alpha, il y a maintenant Delta et il y aura peut-être bientôt Mu. Bien sûr, il est encore possible que nous retournions à l’enseignement à distance à un moment donné « selon l’évolution de la situation épidémiologique »… Mais je suis prête. J’ai fait un certain deuil de la normalité d’antan. J’entre dans mes salles de cours comme une actrice qui se retrouve à jouer le rôle de ses rêves et qui plonge alors tout entière dans le moment présent pour apprécier cette opportunité offerte de tout son être.

Puis demain sera tout simplement un autre jour.

 

Ndack Kane
Représentante des chargées, chargés de cours au Conseil d’administration de l’UQAM
Membre du Comité exécutif du Conseil d’administration de l’UQAM